Nous voulons solder un compte épargne, monsieur le banquier.
Le jeune employé est souriant.
"Aucun problème ; je vire la somme sur votre compte commun ?"
"Oui, c’est cela. "
Le financier pianote sur son ordinateur.
"Voilà, c’est fait."
Efficace, le jeunot. Il a fallu plus de temps pour prendre le rendez-vous que de s’installer sur une chaise. Cependant, il ne nous laisse pas le temps de prendre congé ; il enchaîne :
"Vous avez peu d’épargne. Ce serait une bonne chose que de mettre un peu plus d’argent de côté. On ne sait jamais… Avez-vous des enfants ?"
Nous lui détaillons la composition de notre famille.
"Vous avez encore un enfant en études… Il ne faudrait pas qu’il soit contraint de les interrompre s’il vous arrivait quelque chose. J’ai un placement qui rapporte beaucoup plus qu’un livret. Il est sans risque, et vous pouvez l’utiliser quand vous le désirez. Et puis, il présente l’avantage de vous constituer une rente en cas de problème."
Le conseiller en patrimoine se lance dans un monologue grandiose où il est question de protection familiale, protection accidents de la vie, garantie obsèques. Il œuvre bien, le bavard, anticipe les questions, verrouille les doutes, fait une simulation, puis imprime le dossier afin que nous puissions le signer sans devoir revenir à l’agence.
Le stylo à signature automatique s’impatiente sur le bureau.
Cela fait un bon quart d’heure que le discoureur me saoule. Je le vois comme une marionnette qui s’agite derrière son castelet. Mais ici, Guignol ne craint pas les mauvais coups de Gnafron. Personne ne viendra contester sa présence en ces lieux, inutile de sortir le bâton ou d’attendre le gendarme.
Je lui demande de me confier l’énorme pavé de paperasse, afin que je puisse l’étudier tranquillement.
Le banquier-assureur ne perd pas son sourire :
"Vous avez bien fait de me le dire maintenant, juste avant que je finalise."
Ben voyons ! Parce que j’aurais été obligé de signer ?
"… Et lorsque votre fils aura terminé ses études, vous pourrez verser sur votre assurance vie les montants de la location de son studio, que vous aurez économisés."
Eh oui ! Comme ça on continuera à se serrer la ceinture et tintin pour les voyages ! Sympa pour sa banque, le gratte-sous ! Le conseiller financier gère votre budget, pour votre bien… seulement le vôtre ?
En bas de l’escalier de la BNP, j’ai l’impression qu’un vautour me regarde partir, un filet de bave s’écoulant de son bec affamé, perché sur le palier supérieur… Le banquier, un rapace ? Non...